Gérald Hess / 16.02.2019 / Séminaire Crêt-Bérard
Evan Thompson
Sur l’auteur :
- collaborateur de Francesco Varela depuis de nombreuses
années
- auteur d’un livre important publié en collaboration avec F.
Varela et E. Rosch en 1991 : The embodied Mind : Cognitive
sciences and Human Experience
Sur le livre :
- à l’origine, le livre est une initiative commune d’E.
Thompson et de F. Varela datant de 1994. Mais la mort de F. Varela
en 2001 à conduit E. Thompson à reprendre le projet dans sa
globalité.
Le thème général du livre :
- montrer l’étroite continuité entre la vie et l’esprit.
L’organisation auto-productive de la vie comprend déjà une
dimension cognitive et celle-ci trouve des expressions élaborées
dans la dynamique de l’action, de la perception, de l’émotion.
- La vie psychique ne présuppose pas seulement le corps, mais
aussi l’environnement naturel au sein duquel le corps se meut ; elle
ne peut pas être réduite à de simples processus cérébraux.
- La conscience présuppose le vivant.
I. Autopïèse et émergence
- Un concept central de la théorie autopoïétique est la
notion de système dynamique qui désigne un ensemble de
processus et d’entités en relation, système qui se distingue par
rapport à un arrière-fond, comme un tout.
- Une distinction importante dans la théorie autopoïétique
est celle entre un système hétéronome et un système
autonome : un système hétéronome est défini par un flux
informationnel de l’ordre de l’in-put/out-put et par un mécanisme
de contrôle extérieur ; un système autonome est défini par des
dynamiques auto-organisées et auto-contrôlées.
- L’autopoïèse désigne l’autonomie d’un système à
l’échelle biologique dont l’exemple paradigmatique est la cellule
vivante. On a affaire à un système autopoïétique lorsque le
système produit sa propre limite matérielle qui le
distingue de l’environnement (une fourmi versus une
fourmilière).
- Dans un système autopoïétique, trois conditions sont
réunies :
- les processus moléculaires constitutifs dépendent
les uns des autres pour leur production et leur réalisation comme
système
- les processus moléculaires constituent le système
comme unité
- les processus moléculaires déterminent un domaine
d’interactions possibles avec l’environnement.
- L’organisation autopoïétique est donc constituée par des
éléments/des processus qui déterminent le système comme un tout
lequel, en retour, par le truchement de réactions métaboliques,
produit les éléments/processus du système.
- L’organisation autopoïétique permet de rendre compte de
schèmes de comportement des organismes qui ne proviennent pas de
paramètres extérieurs, mais de la dynamique interne de
l’organisme, grâce auquel il maintient sa propre organisation comme
un invariant à travers le changement temporel et établit son
propre champ d’interaction avec son environnement. Elle permet ainsi
de prendre en compte une forme d’intériorité des organismes
qu’une approche en pure extériorité ne permet pas de faire.
- Cette approche autopoïétique diffère de l’approche
propre aux sciences cognitives. Pour celles-ci, les compétences
cognitives d’un organisme dépendent de certains états
informationnels internes du système. Ces états informationnels
sont des structures internes qui encodent l’information reçue du
monde extérieur, indépendamment du contexte. Dans une approche
autopoïétique, l’information reçue du monde extérieur n’est pas
indépendante des dynamiques internes du système, mais elle vaut
comme information à travers le processus autopoïétique
constitutif de l’organisme lui-même.
- Il y a donc fondamentalement une approche en
première personne du vivant, irréductible à une approche
objective en troisième personne qui permet de comprendre que
l’environnement naturel d’un organisme n’est pas neutre, mais porte
l’empreinte de sa propre structure interne. On dira que l’organisme
« énacte » un environnement, c’est-à-dire qu’il transforme le
monde physico-chimique en un monde de signification et de valence
(un environnement ou un Umwelt).
- La notion de système autonome ou autopoïétique est
étroitement associée à celle d’émergence : le tout
émerge des parties tout comme les parties émergent du tout
(causalité circulaire) ; il y a une co-émergence des parties et du
tout qui se spécifient mutuellement.
- Il y a ainsi un double mouvement : du local au
global où de nouvelles structures et processus émergent et
inversement du global au local, où des structures/processus
globaux déterminent des interactions locales. Par exemple, une
activité épileptique locale peut produire des expériences
hallucinatoires (c’est-à-dire au niveau global d’un moment de
conscience) et inversement, il est attesté qu’un sujet épileptique
peut volontairement affecter une activité neuronale locale, par
exemple, par une activité de calculation mathématique.
- Une cellule produit les processus qui lui permettent de
maintenir son identité dans le temps. Le réseau métabolique de la
membrane cellulaire produit les métabolites qui constituent le
réseau lui-même et la membrane qui permet les dynamiques
métaboliques.
II. L’attitude phénoménologique inhérente à l’approche
autopoïétique du vivant
- On peut aborder le vivant dans une perspective en
extériorité comme l’apparition d’une forme sur l’arrière fond
d’une matière physico-chimique (Merleau-Ponty).
- Mais on peut questionner l’idée de forme elle-même
et se demander comment cette notion apparaît pour nous. Dans ce
cas, on adopte une approche transcendantale, qui présuppose
la notion même de forme comme condition de possibilité d’une
explication scientifique du vivant.
- Ainsi, la notion de forme dont on se sert pour comprendre le
vivant en extériorité repose elle-même sur l’expérience
perceptive que nous faisons du monde. Sur le plan empirique et
objectif, le vivant (comme forme) émerge de la matière et l’esprit
(comme forme) du vivant, mais sur le plan transcendantal la
forme elle-même (du vivant ou de l’esprit) est dévoilée par une
conscience qui est elle-même vivante => la vie ne peut être
connue que par la vie elle-même (Jonas).
- Une conséquence de cette façon de voir réside dans le
fait que l’idée d’une finalité du vivant, au sens d’une fonction
qui ferait référence au contexte plus large de tout le système,
ne fait pas partie de la définition du vivant lui-même, mais
plutôt de sa description par un observateur. En revanche, il y a
une finalité intrinsèque du vivant au sens d’une
propriété émergente d’une structure autopoïétique.
- Cette finalité immanente comprend deux aspects :
- l’identité: le maintien d’une structure dynamique a
̀travers le temps (supposée par une forme minimale
d’autopoïèse, celle de la production d’un soi)
- « faire sens » : la transformation d’une réalité
physico-chimique en un environnement (qui implique l’adaptation et
la cognition)
- Ce « faire sens » correspond à l’énaction, c’est-à-dire
à la réalisation d’une signification et d’une valence à travers
la relation de l’organisme à son environnement (à travers son
comportement). Dans le comportement de l’organisme à l’égard du
monde extérieur se manifeste la signification et la valeur de cet
environnement pour l’organisme. On peut dire qu’il s’agit là de la
forme minimale de l’intentionnalité.
- Exemple de la bactérie baignant dans milieu sucré qui va
s’orienter en fonction de la zone qui présente la plus grande
concentration de sucre.
- Peut-on parler d’une conscience propre au vivant ?
Selon Thompson, l’idée d’une finalité immanente du vivant
n’implique pas la présence d’une conscience :
- Il est raisonnable de penser qu’être «phénoménalement
conscient de quelque chose» (au sens d’éprouver subjectivement
quelque chose = sentience) requiert une forme d’intentionnalité du
faire « faire sens ».
- il semble improbable que la forme autopoïétique minimale
d’ipséité qu’est celui d’une cellule vivante comprend un rapport
phénoménal à soi (une perspective en première personne, l’ «
effet que cela fait d’être » au sens d’une conscience de soi
préréfléchie).
- Il semble important de situer la conscience par rapport à
des processus dynamiques inconscients de régulation de la vie.
III. Le problème difficile de la conscience
- Le problème de la conscience tel qu’il est défini par
David Chalmers réside en ceci que la conscience phénoménale est
définie comme une propriété qualitative et subjective de certains
états mentaux (au sens de l’ « effet que cela fait d’être »). Dans
ce cas, on ne peut pas comprendre comment ce caractère phénoménal
peut être révélé dans les processus physiques et biologiques
d’un organisme, dans la mesure où les propriétés physiques et
biologiques sont des propriétés objectives, externes,
fonctionnelles de certains systèmes physiques.
- Il n’y a donc pas de problème difficile de la vie,
selon Chalmers, dans la mesure où la question à propos du vivant
est de comprendre comment un système physique effectue telle ou
telle fonction comme la reproduction, l’adaptation,
l’auto-organisation et non comment de telles fonctions sont
accompagnées par la vie.
- S’agissant de la conscience, il en va différemment,
car s’il l’on peut comprendre comment les états mentaux sont des
fonctions du cerveau, on n’arrive pas à comprendre comment ces
fonctions sont accompagnées de l’ « effet subjectif d’être pour un
organisme ».
- Pour clarifier sa pensée, Chalmers parle de la possibilité
de concevoir un zombie qui aurait toutes les propriétés
d’un être humain vivant sans être néanmoins conscient.
- Selon Thompson, il s’agit là d’une vision en extériorité
de la vie, qui établit un fossé entre le vivant et la
conscience. Mais ce fossé n’a de sens que si l’on présuppose une
approche en extériorité de la vie, en troisième personne. Or,
comme le montre l’approche autopoïétique, le vivant
présente une forme d’intériorité, celle d’une finalité
immanente qui ne peut pas être abordée que de manière objective,
de l’extérieur. Cette finalité immanente (identité et le faire
sens) est un précurseur de la conscience et elle ne peut être
constatée que dans une approche en première personne.
- Selon Thompson, l’hypothèse du zombie présuppose qu’une
expérience corporelle n’est pas nécessaire pour l’existence d’un
comportement, c’est-à-dire qu’on pourrait concevoir un corps vivant
avec des aptitudes perceptuelles et motrices sans que ce corps
vivant ne soit un corps vécu. Cependant, sans une expérience
proprioceptive ou kinesthésique, il semble difficile d’envisager
l’acte de percevoir un objet ou une action motrice comme celle
prendre un verre dans la main, par exemple.
- Selon Thompson, il y a néanmoins bel et bien un fossé
explicatif entre le corps vivant et le corps vécu. Mais ce
fossé n’est pas absolu, il n’est pas entre deux ontologies
totalement différentes comme celle du corps physique et biologique
et celle de l’esprit, car il fait référence à quelque chose de
commun qui est le corps vivant lui-même. En fait le corps vécu
n’est rien d’autre que le corps vivant, une performance du corps
vivant, quelque chose que notre corps énacte en vivant.
- Deux tâches sont alors à résoudre :
- comprendre empiriquement comment le corps vivant peut
devenir un corps vécu, c’est-à-dire comprendre le corps vécu
comme un genre spécial de système autonome où le « faire sens »
en vient à constituer un monde phénoménal.
- comprendre philosophiquement comment rendre compte du
corps vécu en intégrant la biologie et la phénoménologie
(=> articulation des approches en 1ère et 3ème
personne ; neurophénomologie ; panpsychisme, etc.)
IV L’empathie
- Le « faire sens » d’un organisme se traduit par une conduite
orientée définie par une signification et une valence qui
transforment l’extériorité en un environnement. Signification et
valence sont énactées par l’organisme dans sa conduite ou son
comportement.
- Désormais, il s’agit de comprendre le rapport entre
soi-même et autrui comme une énaction réciproque à
travers l’empathie. Pour cela, une perspective objective en 3ème
personne est insuffisante pour comprendre ce rapport ; il est
indispensable de faire appel à une phénoménologie (articulation
entre perspectives en 3ème personne et 1ère
personne).
- Une première étape consiste à affirmer que
l’intentionnalité de la conscience est « ouverte à
l’intersubjectivité », en ce sens que la conscience n’est pas
fermée sur elle-même de façon solipsiste, mais fondamentalement
dirigée vers le monde. Dans l’acte de percevoir un objet – une
chaise par exemple – nous saisissons intentionnellement également
la partie non-visible de la chaise, bien que nous ne la voyions pas.
Dans cette appréhension, nous comprenons les profils absents de
notre propre perception comme les corrélats objectifs d’une
possible perception d’un autre sujet. L’idée même d’un objet
perçu en face de soi, implique qu’il soit simultanément percevable
par une pluralité de sujets. Dans la perception les objets
transcendent donc la conscience individuelle en impliquant toujours
déjà la possibilité de leur perception par d’autres que soi.
- En plus de ce fait structurel a priori de
l’intentionnalité de la conscience, deux autres formes
d’intersubjectivité existent : celle du face à face
corporel entre soi et autrui (l’empathie) et l’intersubjectivité
générative de normes, de conventions et de traditions partagées
(dont je ne parlerai pas).
- L’empathie : psychologiquement, on distingue trois aspects
de l’empathie :
- ressentir ce qu’une autre personne ressent
- connaître ce qu’une autre personne ressent
- réagir de manière compassionnelle à la souffrance
d’autrui
Phénoménologiquement, l’empathie est une forme unique
d’intentionnalité de l’expérience d’autrui. Dans l’empathie, on
fait l’expérience directe (sans inférence de l’expérience
à partir d’un comportement) d’une personne, c’est-à-dire
comme l’expérience d’un être intentionnel dont les gestes et le
comportement sont l’expression de son expérience ou de ses états
psychologiques : il s’agit de la conscience de l’expérience
d’autrui. Par exemple, la tristesse d’une autre personne n’est pas
perçue comme telle ; elle est saisie à travers une expression
de tristesse. Il y a une similarité entre la perception des faces
cachées d’un objet dans la perception des faces visibles et la
perception des sentiments d’une personne dans la perception
empathique de son comportement. Mais la tristesse de cette personne
ne peut jamais être perçue elle-même, alors que les faces
cachées d’un objet peuvent faire l’objet d’une perception (celle
d’un autre que moi). Il en va de même avec un souvenir et
l’imagination où, par exemple, la tristesse n’est pas éprouvée
comme étant là, présente corporellement, mais seulement à
travers la mémoire.
- Il y a trois niveaux de réalisation de l’empathie
comme expérience intentionnelle :
- l’expérience d’autrui émerge devant moi
- j’enquête sur le contenu de cette expérience,
c’est-à-dire que je prends la place d’autrui pour comprendre
l’objet de l’expérience d’autrui
- une fois cette clarification faite, l’expérience d’autrui
me fait face à nouveau, mais d’une manière clarifiée.
- À travers ces trois niveaux d’empathie, l’expérience que
je fait d’autrui est celle d’un sujet corporel vivant comme je le
suis moi-même, caractérisée par cinq aspects :
- Nous faisons l’expérience de la présence corporelle
d’autrui
- comme animée par des champs de sensation propre
(empathie sensuelle, par exemple quand je saisis la tension
d’une main posée sur la table)
- comme animée par un sentiment général de vie et de
vitalité
- comme l’expression d’un expérience subjective
- comme un autre centre d’orientation dans l’espace
- comme capable d’une action volontaire
Chacun de ces cinq aspects peut se dérouler à l’un des trois
niveaux de réalisation de l’empathie.
- Par l’empathie, je peux également faire l’expérience de
mon propre être corporel au-delà de ma propre perspective
en première personne, comme l’expérience de moi-même en tant que
celle d’un autre pour autrui (c’est l’empathie réitérée) : je
saisis de manière empathique l’expérience empathique de moi-même
par autrui.
- Quatre types d’empathie peuvent être relevés :
- le couplage dynamique de mon propre corps vivant
avec celui d’autrui (qui permet de comprendre l’expérience
d’autrui comme celle d’un sujet corporel vivant) => ce type
d’empathie est illustré, dans une perspective en troisième
personne, par les neurones miroirs
- la transposition imaginative de soi-même à la
place d’autrui: en effet, on peut par l’imagination se mettre à
la place d’autrui => ce type d’empathie est illustré, dans la
perspective en troisième personne, par le phénomène de
l’« attention jointe » qui apparaît chez l’enfant entre
9 et 12 mois et qui permet à l’enfant de comprendre les autres
personnes comme des agents intentionnels comme lui-même
- la perception d’autrui qui me voit moi-même comme
un autre pour lui (empathie réitérée) => ce type d’empathie
est illustrée dans la psychologie du développement de l’enfant
par la perspective intersubjective que l’enfant développe vers 4
ans où il se saisit lui-même de manière non-egocentrique comme
un participant dans une interaction sociale (l’enfant perçoit
l’autre non seulement comme agent intentionnel avec des
stratégies comportement, des buts, mais comme agent psychologique
avec des croyances, des désirs, etc.)
- la perception d’autrui comme un être qui mérite
attention et respect : l’empathie est la capacité à la base de
tous les sentiments moraux que l’on peut développer pour les
autres => là encore, la psychologie du développement peut
attester cela chez l’enfant.